ARTICLE SUR : Faillite de l'autorité parentale Le cas des parents d’origine étrangère
de Chahla BESKI
Parmi les difficultés qu’ils rencontrent dans
leurs interventions auprès des jeunes et particulièrement
auprès de ceux issus de l’immigration, les agents des centres
socioculturels mettent en avant les actes de violence, l’absence
de relation des professionnels avec les parents, le manque de
motivation de ces jeunes et la ségrégation ethnique ou sexuelle
dont ils sont l’objet.
La fragilité des parents
immigrés, renforcée par leur dévalorisation sociale, fait
obstacle à l’établissement d’un dialogue constructif
entre générations et constitue l’une des causes de la révolte et
du désarroi de ces jeunes et de la crispation identitaire de
certains d’entre eux.
Dans l’intitulé de cet article, je reprends l’interrogation à laquelle je suis constamment confrontée dans de nombreuses formations réalisées par l’ADRI (Agence pour le développement des relations interculturelles) pour des acteurs locaux et professionnels du social sur les sujets concernant l’intégration des populations d’origine étrangère en France.
Au cours de ces actions, auxquelles je contribue en tant que responsable de programmation et de formation, le questionnement sur la façon qu’ont les parents d’origine étrangère à assumer leur responsabilité parentale prend une place importante dans les préoccupations des travailleurs sociaux, des agents de l’Éducation nationale, du logement social, de la police, du dispositif de la politique de la Ville, des acteurs politiques, etc.
Ce questionnement porte sur un double constat :
– d’une part, l’absence de ces parents dans les espaces de rencontre existants avec les agents institutionnels autour des problèmes concernant leurs enfants ;
– d’autre part, la présence visible des enfants et des jeunes d’origine étrangère dans des situations d’" errance ", d’incivilités et de violences, qui semblent se développer de façon précoce parmi les jeunes dans les environnements fragilisés.
Ces constats sont-ils révélateurs, ou non, de la faillite et/ou de la fragilisation de l’autorité parentale? Si la majorité des acteurs qui font ces constats est d’accord pour souligner la " fragilisation " de ces parents, seule une minorité les désigne comme responsables de cette situation. En effet, concernant l’analyse des causes de cette " fragilisation ", les points de vue sont multiples. Certains mettent l’accent sur l’impact des différences des codes culturels et éducatifs de ces familles et ceux de la société d’accueil, alors que d’autres insistent sur les méfaits de l’exclusion sociale et économique fragilisant les parents. Enfin, d’autres soulignent que ces parents vivent des situations analogues à celle de parents français des quartiers populaires, qui n’ont jamais été et ne sont toujours pas à l’image des parents actifs et " responsables " qu’exalte la société actuelle.
Au cours de ces débats apparaissent les dimensions multiples de la problématique de l’autorité parentale, qui nous renvoient indispensablement aux interrogations sur le processus de socialisation des enfants et des jeunes dans notre société et sur la place des parents dans ce processus. Nous nous retrouvons par conséquent face aux questions que posent le lien dialectique entre la cellule familiale et la société qui l’environne. Lien dont l’omission nous amène à nier la complexité des faits en les réduisant à leur caractère " social " ou " culturel ". Or, dans la vie sociale, les dimensions historique, économique, sociologique, culturelle et psychologique s’imbriquent au travers des interactions des individus qui évoluent au sein des rapports sociaux, dans une configuration sociale donnée. Vue sous cet angle, " la réalité sociale tend à être appréhendée comme construite (et non comme " naturelle " ou " donnée " une fois pour toutes) " (1).
L’approche dynamique de la réalité sociale intègre quelques notions fondamentales, selon lesquelles :
" 1. Le monde social se construit à partir des pré-constructions passées ;
2. Les formes sociales passées sont reproduites, appropriées, déplacées et transformées, alors que d’autres sont inventées, dans les pratiques et les interactions (de face à face, mais aussi téléphoniques, épistolaires, etc.) de la vie quotidienne des acteurs ;
3. Cet héritage passé et ce travail quotidien ouvrent sur un champ de possibles dans l’avenir " (2).
Toutes ces notions, nous les trouvons à l’œuvre dans les situations qui sont au cœur de notre réflexion commune avec les acteurs professionnels et associatifs et qui nous amènent à embrasser le problème de la " fragilisation de l’autorité parentale " chez les parents d’origine étrangère.
Professionnels, jeunes et parents
Je voudrais revenir, à cet égard, sur les fruits d’une recherche-action-formation que j’ai conduite, en qualité de responsable de formation à l’ADRI, en collaboration avec la Fédération des centres sociaux du Maine-et-Loire et les agents de six centres sociaux, sur les difficultés les plus importantes auxquelles sont confrontés ces agents dans leurs interventions auprès des publics jeunes d’origine étrangère. Cette action a été commanditée et soutenue par la Fédération des centres sociaux de Maine-et-Loire, le FAS, le CDC, la déléguée à la Ville du SGAR, Habitat-Formation.
Les six agents des six centres sociaux suivants ont participé à la conduite de cette action : Maison pour tous, Montplaisir (Angers) ; Centre d’animation Jean-Vilar (Angers) ; Centre social Ronceray-Glonnières (Le Mans) ; Centre social des Forges (La Roche-sur-Yon) ; Centre social P.-Legendre (Couéron) ; Centre social Sillon de Bretagne (Saint-Herblin). L’association APTIRA a participé également dans la recherche-formation-action. Le délégué de la Fédération des centres sociaux du Maine-et-Loire a assuré la coordination de l’ensemble de l’action. Driss Alaoui, maître de conférences à l’université de La Réunion, a collaboré avec moi dans la conduite de l’action.
Au préalable, quelques explications concernant l’objectif et la méthodologie de ce travail sont nécessaires, car le terme de " recherche-action " fait l’objet de différents usages en sociologie et en psychologie (3). Nous désignons, quant à nous, par l’expression " recherche-action-formation " la combinaison et l’articulation des trois dimensions.
Aussi les traits d’union entre ces termes renvoient-ils à la mise en œuvre d’un projet d’action dans lequel les acteurs qui se trouvent dans des situations problématiques s’engagent avec les formateurs dans un processus dynamique d’échange, de réflexion, d’investigation et d’acquisition des savoirs, permettant d’optimiser leur capacité d’agir dans ces situations. Aussi la dimension de recherche comprend-elle les études et les investigations que les acteurs réalisent, avec l’appui méthodologique des formateurs, pour élucider et mieux comprendre les situations problématiques auxquelles ils sont confrontés. L’implication des acteurs concernés dans la recherche attribue un caractère formatif au processus d’investigation. Ce caractère est renforcé par la réalisation des séances de formation, orientées par les besoins ressentis et les questions ayant émergé au cours de la recherche. Les séances de formation participent à leur tour à l’enrichissement des échanges sur les pratiques et doivent aboutir à dégager des pistes de réflexion sur leur adaptation ou sur leur évolution.
De même, le terme d’action renvoie d’une part à l’implication des participants en tant qu’acteurs de projet, dans toutes les étapes de sa réalisation ; et d’autre part, il se traduit par le fait que des dimensions de recherche et de formation se combinent, pour répondre aux besoins de la réadaptation et/ou de l’innovation des actions dans le champ problématisé. Parmi les résultats très fructueux de cette recherche-action-formation, nous retiendrons quelques éléments, qui nous permettront d’illustrer quelques points significatifs, s’agissant des questionnements évoqués antérieurement sur les parents d’origine étrangère.
En premier lieu, soulignons le fait que, sur le plan méthodologique, pour écarter les risques de surévaluation et/ou de sous-évaluation des données recueillies par rapport aux jeunes d’origine étrangère, nous avons intégré dans la grille d’observation d’une part la distinction entre les jeunes d’origine française et ceux d’origine étrangère ; et, d’autre part, nous y avons introduit la division entre les jeunes Français d’origine étrangère et les " non-nationaux ", afin d’éviter les représentations faussées et assez répandues, qui s’obstinent à catégoriser les jeunes Français d’origine étrangère en tant qu’immigrés.
L’observation conduite au cours de l’action a porté sur 1 783 jeunes, qui fréquentent les centres sociaux concernés par la recherche. Les catégories utilisées pour analyse ont été construites à partir d’indicateurs propres aux centres sociaux :
– la catégorie " jeune " est large, puisqu’elle regroupe les filles et les garçons de 12 à 30 ans ;
– les " couches populaires " et les " classes moyennes " sont définies selon leurs critères de revenus et le montant de leur cotisation.
Enfin, les modèles familiaux sont :
– la " famille conjugale ", c’est-à-dire une famille composée des deux parents biologiques vivant sous le même toit que leur(s) enfant(s) ;
– la " famille séparée ", c’est-à-dire une famille où un seul des parents biologiques vit sous le même toit que son ou ses enfants(s) et dont la forme monoparentale est la conséquence d’un divorce ou d’une séparation des parents biologiques ;
– la " famille monoparentale ", que l’on entend ici dans une acception restrictive, d’une famille qui est dès l’origine composée d’un seul parent biologique et d’un ou de plusieurs enfant(s) ;
– enfin, la " famille recomposée ", dans laquelle coexiste un beau-parent ou un concubin et des enfants d’un " premier lit ", c’est-à-dire sans lien biologique entre l’un des membres de ce couple et au moins une partie des enfants.
L’analyse des données recueillies par l’investigation donne lieu aux constats suivants :
– les jeunes qui fréquentent le plus les centres sociaux concernés par la recherche sont issus des couches populaires : les jeunes issus des familles aux revenus modestes (55,4 %), suivis en deuxième position par les jeunes dont le chef de famille est au chômage (36 %) ; on constate ainsi une faible fréquentation de ces centres sociaux chez les jeunes appartenant à la classe moyenne (7 %), à la catégorie " retraité " (1,4 %) et à la classe " supérieure " (0,2 %) ;
– les jeunes Français d’origine étrangère (majoritairement d’origine maghrébine) sont fortement présents dans ces centres. Ils constituent 54,3 % des publics catégorisés comme issus des familles populaires aux revenus modestes, contre 45,3 % des Français d’origine. De même, ils représentent 64 % des publics appartenant à la catégorie " au chômage ", alors que les jeunes d’origine française ne constituent que 35,6 % de cette catégorie.
Quant à leur âge, les jeunes qui fréquentent le plus ces centres sont en premier lieu des jeunes de 16-20 ans (41,5 %) et ensuite ceux de 12-16 ans (39,6 %), alors que les jeunes de 20-25 ans ne constituent que 13,2 % des usagers de ces centres et les 25-30 ans 5,7 %.
Concernant la situation familiale des publics de jeunes concernés, les données recueillies démontrent que la famille conjugale reste le modèle le plus répandu, avec 66,5 % de jeunes vivant dans ce type de famille. Vient ensuite le modèle de la famille séparée, avec 17,8 %. Les familles recomposée et monoparentale ne dépassent pas 8,6 % pour la première, et 7,1 % pour la deuxième. Le croisement de cette variable avec l’origine nationale nous montre qu’au sein de la catégorie " famille conjugale " – qui représente 66,5 % des cas –, les jeunes Français d’origine étrangère pèsent 44 %, contre 22 % des jeunes d’origine française et 0,5 % des jeunes immigrés. Par conséquent, l’on peut constater qu’environ 70 % des jeunes d’origine étrangère vivent dans ce type de famille, alors que seulement 35 % des jeunes d’origine française sont dans cette situation. Aussi les autres situations familiales (séparée, monoparentale et recomposée) se trouvent-elles plus souvent chez les jeunes Français d’origine que chez les jeunes Français d’origine étrangère.
Concernant les difficultés que les agents des centres sociaux ont repérées comme les plus importantes, dans leurs activités avec les publics jeunes, le phénomène de violence occupe la première place. En deuxième lieu, les agents repèrent l’absence de relation avec les parents en tant que difficulté importante. En troisième lieu, ils notent les problèmes d’abstention, de manque de motivation, de ségrégation ethnique et sexuelle et de conduites addictives. Le croisement des données fait apparaître que les jeunes Français d’origine étrangère sont les plus concernés par ces difficultés, c’est-à-dire que :
– la violence reste le comportement le plus fréquent chez les jeunes Français d’origine étrangère (60,8 %, contre 35,6 % chez les jeunes Français d’origine) ;
– l’absence de relation des professionnels avec les parents concerne plus particulièrement les parents d’origine étrangère (en l’occurrence, d’origine maghrébine) ;
– les difficultés classées au troisième rang d’importance concernent également les jeunes Français d’origine étrangère de manière plus importante : abstention (58,8 %), manque de motivation (50 %), ségrégation ethnique et sexuelle (56,7 %), conduite addictive (61,5 %).
Au travers de ces données, nous voyons apparaître un tableau de situation, certes aux contenus flous, mais assez précis pour avancer quelques éléments de réflexion. Tout d’abord un constat s’impose : ce sont les jeunes Français d’origine étrangère qui fréquentent le plus les centres sociaux concernées par cette recherche. Ils sont donc normalement les plus concernés par les difficultés. Cependant, si ce simple constat doit nous permettre de relativiser nos appréciations, il ne doit en aucun cas nous amener à faire l’économie de la réflexion sur la réalité vécue par les agents, eu égard aux difficultés qu’ils éprouvent de manière plus accentuée avec les jeunes d’origine étrangère. Pour les agents qui ont participé à cette recherche-action-formation, l’objectif de cette réflexion a été principalement d’élucider des situations vécues, afin de les analyser pour mieux agir.
Dès le départ, cette démarche a pris en compte le fait que le regard des agents reflète forcement leur position et leur façon de voir, en tant qu’acteurs impliqués dans la relation avec les jeunes. Les échanges avec les formateurs (qui sont en même temps des tiers extérieurs) ont permis de saisir cette dimension et de l’intégrer dans les travaux. De surcroît, la présence d’un certain nombre de jeunes d’origine étrangère, dans trois séances de réflexion et d’échanges, a déclenché une confrontation des représentations réciproques des agents et des jeunes sur les problématiques abordées et a enrichi l’analyse.
Pour revenir à la situation esquissée par les chiffres, après avoir constaté la présence massive des jeunes d’origine étrangère dans ces centres sociaux, l’on peut souligner qu’ils sont majoritairement issus de classes populaires aux revenus modestes et que leurs familles sont nettement les plus concernées par le chômage (64 %, contre 35,6 % des jeunes d’origine française). À ceci s’ajoutent les difficultés qu’ont ces parents pour s’insérer socialement dans la condition actuelle du marché du travail, dues à l’analphabétisme et/ou à l’illettrisme, à des situations de chômage à un âge avancé et au manque de moyens financiers et de ressources en termes de formation et de relations leur permettant de dégager des perspectives positives. Un deuxième constat s’impose : ces parents sont, pour la plupart, dans une position sociale défavorisée. Enfin, ces jeunes ne sont pas concernés par l’éclatement familial. Les parents sont présents au foyer familial.
D’où le troisième constat important, que l’on peut formuler en s’appuyant également sur les autres données de la recherche portant sur les difficultés repérées par les agents : les parents, tout en étant présents, ne semblent pas l’être suffisamment dans les situations qui engagent leur responsabilité parentale. En effet, la majeure partie des difficultés repérées par les agents – tels que les actes de violence, les attitudes ségrégationnistes, les conduites addictives, l’abstention et même le manque de motivation – posent la question de l’éducation et de l’encadrement des enfants, qui impliquent par conséquent en premier lieu les parents.
C’est aux parents que revient essentiellement le rôle de la première socialisation de l’enfant, lors de son parcours des apprentissages sociaux élémentaires incluant les règles et les valeurs collectives. Dans ce cadre, l’exercice de l’autorité parentale est indispensable à la fonction de contrôle social, car l’autorité vise " à contrôler les actions des membres de la société pour tout ce qui touche à la réalisation des fins collectives " (4).
L’autorité parentale : fins et modalités
L’on voit clairement que toute interrogation sur l’exercice de l’autorité parentale engage d’emblée la question des fins qu’on voudrait atteindre par son biais. Et ces fins déterminent, en quelque sorte, le type et la modalité de l’exercice de l’autorité. Des pistes de réflexion intéressantes ont été ouvertes, à cet égard, dans nos séances de formation, suivies par la phase de recherche. Les exemples significatifs ont été fournis par l’abord des phénomènes de violence. Les agents ont bien décrit les multiples formes et les multiples dimensions de ce phénomène : la violence n’est pas seulement présente dans les actes de casse et de vandalisme des jeunes et dans leur agressivité verbale envers les agents du centre. Elle est là aussi dans les attitudes des aînés envers les cadets, des garçons envers les filles (et les agents féminins). Elle est omniprésente dans les attitudes xénophobes et racistes dont les jeunes d’origine étrangère sont victimes ; et elle est là également dans leurs attitudes ségrégationnistes, " ethniques " et religieuses. Enfin, elle est là, orientée vers soi, dans les suicides des jeunes, dans leur autodestruction dans la drogue, dans les déprimes des jeunes filles sous la pression familiale et communautaire.
L’exemple des jeunes filles d’origine étrangère est intéressant pour réfléchir sur la notion d’" autorité parentale " dans son rapport aux fins collectives. L’analyse des données recueillies dans notre investigation démontre que les actes de violence repérés par les agents concernent majoritairement les garçons (78,3 % ; les filles : 21,7 %). Par ailleurs, les agents sont d’accord pour souligner que les jeunes filles d’origine étrangère sont, dans une large mesure, les moins concernées par d’autre faits nuisibles, tels que les conduites addictives, même si, à l’intérieur de la catégorie de sexe féminin, elles ont plus recours à la violence que leurs camarades d’origine française (13 %, contre 8,7 %). Peut-on conclure que, dans les cas des jeunes filles, les parents assument bien leur responsabilité et exercent conformément à leur rôle social leur autorité parentale ?
La complexité de ce débat se déploie encore plus, quand on constate que, dans les cas des jeunes filles, certaines fois, le fait même de l’exercice de l’autorité, telle qu’elle est appréhendée par la famille ou par le père, qui s’appuie sur les valeurs patriarcales et traditionnelles, est à la source des violences dont elles peuvent être victimes dans leur désir d’autonomie. D’un autre côté, on constate que les jeunes filles d’origine étrangère n’ont pas les mêmes trajectoires, ni les mêmes stratégies eu égard à leur vie sociale. Cette pluralité d’images concerne également les jeunes garçons, qui sont le plus souvent représentés par des traits négatifs, tels que l’agressivité, la violence et la délinquance. Par conséquent, l’on assiste souvent à un double processus d’idéalisation de l’image des jeunes filles et de diabolisation de l’image des jeunes garçons, qui nuit à l’intégration des uns et des autres. Quant aux parents d’origine étrangère, ils ne sont pas non plus des êtres interchangeables et/ou figés dans leur univers. L’impact de leurs interactions avec les autres sur leur modèle éducatif est indéniable, mais dépend en grande partie de la modalité et de la qualité de ces interactions. Force est de constater qu’aujourd’hui, dans l’action sociale dont la finalité est la lutte pour l’intégration fondée sur la citoyenneté, l’enjeu de la responsabilisation des parents ne peut être la consolidation de l’autorité fondée sur la soumission à l’ordre : il s’agit, plutôt, de favoriser l’exercice d’une autorité fondée sur le dialogue et la négociation, permettant à l’enfant d’intérioriser les règles et les valeurs collectives et d’accomplir sa socialisation en tant que citoyen.
Valeurs
collectives et socialisation
Les interrogations sur les fins de l’exercice de l’autorité parentale posent inévitablement la question des " valeurs collectives ". Elle nous a été posée également au cours de notre action, au moment où nous nous sommes penchés sur le caractère instrumental du rapport des jeunes aux centres sociaux. Cette dimension est clairement apparue durant nos échanges, les jeunes ayant mis l’accent par leur propos sur le fait que leur rapport aux agents n’a de sens que dans sa finalité, à savoir la " consommation de loisirs " dont ils sont souvent privés, comparés aux autres groupes sociaux. Alors que, pour les agents des centres, les activités proposées sont des espaces de communication et de participation via lesquelles les jeunes accomplissent leur socialisation pour devenir autonomes et rentrer dans la vie d’adulte. Bien évidemment, cette seconde vision est complètement occultée par la première, d’où l’autre constat des agents, quant au manque de motivation des jeunes à s’engager et à s’impliquer dans les projets.
Ce fait mérite réflexion et dépasse largement le simple rapport des jeunes aux centres sociaux, pour alimenter les interrogations d’ordre philosophique, sociologique et psychosociologique, portant sur l’impact de la " culture de consommation " et la " crise des valeurs " dans notre société moderne. Cornélius Castoriadis s’interroge sur cette crise : " Toute société constitue une représentation de soi à laquelle est indissociablement lié un " se vouloir " comme société et comme cette société-là, et un " s’aimer " comme société et comme cette société-là, c’est-à-dire un investissement à la fois de la collectivité concrète et des lois moyennant lesquelles cette collectivité est ce qu’elle est " ; mais : " La collectivité n’est indéniablement impérissable que si le sens, les significations qu’elle institue, sont investies comme impérissables par les membres de la société. " Castoriadis pose à cet égard une interrogation importante : " Où est le sens du vécu comme impérissable pour les hommes et les femmes contemporains ? " Le philosophe insiste ainsi sur la " crise des valeurs ", qui s’explique par la domination de la signification imaginaire de l’" expansion illimitée du progrès " : " Ce qui se traduit pour un petit nombre d’individus par une certaine puissance, réelle ou illusoire, et un accroissement continu de la consommation, y compris des prétendus loisirs, devenus fin en soi. Que devient alors le modèle identificatoire général que l’institution présente à la société, propose et impose aux individus sociaux ? C’est celui de l’individu qui gagne le plus possible et jouit le plus possible " (5).
Aussi, sous la domination de ce modèle, assistons-nous à la propagation de l’individualisme, dans ses connotations d’égoïsme et de repli sur soi, et à l’affaiblissement des valeurs collectives. La société des adultes se trouve ainsi en difficulté, pour ce qui est de transmettre aux jeunes des valeurs positives leur ouvrant des voies d’intégration à la société en tant que citoyens actifs. La notion même d’intégration se réduit à " avoir une situation socio-économique satisfaisante ", faisant abstraction de la dimension de participation critique dans le processus de construction des alternatives collectives à l’exclusion. L’insatisfaction du présent et l’incertitude de l’avenir, chez les jeunes, peuvent susciter la rage et la violence envers la société, favoriser les stratégies d’évasion dans le plaisir du moment, ou les stratégies de repli identitaire fondées sur les idéologies extrémistes et intégristes. Elles peuvent, enfin, inciter à la délinquance pour s’attribuer le " pouvoir " et l’argent pour " avoir des choses " et s’approcher de l’" image idéale de soi " en tant qu’être " beau, riche et fort ".
Cette image idéale, renvoyée par la société, contribue par ailleurs à la dévalorisation des parents fragilisés économiquement et socialement. Ce phénomène concerne tous les parents, toutes origines confondues. Ici, nous touchons au rapport dialectique qu’entretient le " rôle parental " avec l’" identité sociale " de l’acteur dans ses dimensions réelles et virtuelles (Goffmann) (6), toujours lié aux regards et aux représentations que les autres lui renvoient et aux attentes qu’ils ont envers lui. En somme, un parent ne peut jouer son rôle pédagogique dans l’éducation de son enfant en tant que citoyen s’il n’est lui-même un acteur civique et considéré comme tel. La fragilité des parents, accentuée par leur dévalorisation sociale et culturelle, pose également des problèmes sociaux eu égard au processus de la construction de l’identité chez les adolescents. Le regard psychologique et psychanalytique met en évidence le rôle vital de l’agressivité et de la " violence " envers les adultes dans ce processus. Or, si la fragilité des adultes ne permet pas au conflit constructif d’avoir lieu, que se passera-t-il ?
Serge Lesourd développe une réflexion sur ce questionnement psychologique : " Cela n’est pas sans poser problème aux jeunes : quand les adultes sont fragiles, on ne peut pas les attaquer pour les détruire. Les causes de cette fragilité des adultes sont multiples : sociales (précarité et dévalorisation, chômage, etc.), individuelles (dépression, alcoolisme, sentiment d’incompétence, etc.). Le choc nécessaire, le conflit avec l’adulte, ne peut avoir lieu et ce conflit relationnel, individuel, glisse et s’exprime dans la réalité sociale. Les jeunes se heurtent alors à ceux qui sont forts ou qui en portent les emblèmes, du possesseur d’auto-radio ou de voiture de luxe au supermarché, en passant par les forces de l’ordre (vigiles ou policiers). Ce choc vire alors à la violence " (7).
Dans le cas des parents d’origine étrangère, qui vivent une fragilisation socio-économique, l’on peut ajouter, aux causes de fragilité mentionnées par S. Lesourd, leur stigmatisation en tant qu’" immigrés indésirables ", porteurs de cultures " arriérées " et " inciviles ". En effet, même pour les personnes qu’on ne peut qualifier de " racistes ", ni de " xénophobes ", ces parents semblent plutôt se caractériser par leur manque en matière d’éducation que par leurs savoirs et leurs savoir-faire. L’absence de communication entre eux et leur entourage (adultes d’origine française, professionnels), consolide cette image. Dans les formations à la médiation sociale et culturelle, nous rencontrons des parents d’origine étrangère, qui notent fréquemment l’impact de cette représentation dominante dans la communication entre les parents et les institutions et plus particulièrement l’institution scolaire. Il est intéressant de noter que la même remarque est souvent faite par les parents français.
Aussi les attitudes de cet entourage oscillent-elles entre les pôles extrêmes d’un rejet raciste et d’une " intolérance culturaliste ", qui amènent, dans le meilleur des cas, à ne pas construire un dialogue constructif avec ces parents, car l’on ne peut toucher à leur " culture ". La " culture " se transforme alors en un code figé faisant écran au changement. Dans cette perspective, la notion d’intégration, en tant que processus dynamique de participation des individus citoyens aux échanges culturels créatifs, fait place à une rencontre stérile de représentations clichés de part et d’autre et ne fait que les consolider.
Nous avons encore fait le constat de ce phénomène durant notre échange avec les jeunes d’origine maghrébine, au cours des séances de formation-action. En faisant part de leur vécu quotidien de discrimination et de rejet, ils ont développé une réaction de rejet de la loi laïque et démocratique, qui ne cristallisait à leurs yeux que la domination française, domination à laquelle leurs pères ont été soumis pour être exploités indignement et à laquelle ils ne voulaient pas se soumettre. Ainsi, la revendication de l’égalité revêt chez les jeunes, témoins de la dévalorisation de leurs pères, une sorte de valorisation exacerbée de la " loi du père ". Ce qui peut conduire à une quête " du père fort " au sein de foyers idéologiques, intégristes et totalitaires. Par ailleurs, eu égard à l’éducation des filles et des garçons, il serait intéressant de se pencher sur l’impact de la dévalorisation de l’image du père en rapport avec le modèle éducatif sexué, car, comme nous l’avons souligné, il existe de nettes différences de comportement social entre les filles et les garçons élevés au sein de la même famille.
Au terme de ces réflexions, qui tendent à saisir la complexité des situations impliquant la responsabilité des parents, y compris d’origine étrangère, nous voyons s’ouvrir un champ d’action possible pour construire un " à venir " promettant la construction d’une parentalité active et citoyenne. Ce champ de possibilités se forme à travers les interactions quotidiennes entre les citoyens. L’émergence d’un projet d’action collective, à l’issue de la recherche-action-formation, n’en est qu’un exemple. Ce projet en cours vise à mobiliser les habitants et les acteurs institutionnels pour l’amélioration de la vie sociale dans le quartier Jean-Vilar d’Angers. Lancé par le centre socioculturel Jean-Vilar, il est porté par un grand nombre d’agents professionnels, associatifs et habitants du quartier. Les premières réunions laissent apparaître un intérêt particulier, parmi les habitants et les parents d’origine étrangère, pour la question de la parentalité dans la société d’aujourd’hui, où le rapport intergénérationnel occupe une place importante. Reste à développer des échanges constructifs, permettant à ces parents de se réaliser en tant que citoyens et aux professionnels de se retrouver dans des pratiques nouvelles auxquelles ils aspirent.
NOTES
(1) Voir Corcuff (P.), Les Nouvelles Sociologies, Paris, Nathan, 1995.
(2) Corcuff (P.), Les Nouvelles Sociologies, op. cit., p. 19.
(3) Voir Dubost (J.), " Une analyse comparative des pratiques dites de recherche-action ", in Connexion, n° 43, Épi, 1984.
(4) Voir Ferréol (G.), Cauche (P.), Duprez, (J.-M.), Gardy (N.), Simon (M.), Dictionnaire de sociologie, Armand Colin, 1995.
(5) Castoriadis (C.), " La crise du processus identificatoire ", in La Montée de l’insignifiance, Paris, Seuil, 1996.
(6) Voir Goffmann (E.), Stigmate, Les usages sociaux des handicaps, Paris, 1975.
(7) Lesourd (S.), " Agressivité et extérieurs, force constructive de l’adolescent ", in Vulbeau (A.) et Barneyre (J.-Y.) (dir.), La Jeunesse et la rue, Paris, Épi, Desclée de Brouwer, 1994.
Ville École Intégration n° 112 - mars 1998
©
MENRT, CNDP 1998