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A PROPOS DES FEMMES
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27 mars 2010

ARTICLE SUR : Faillite de l'autorité parentale Le cas des parents d’origine étrangère

de  Chahla     BESKI


               Parmi les difficultés qu’ils rencontrent dans leurs interventions auprès des jeunes et particulièrement         auprès de ceux issus de l’immigration, les agents des centres socioculturels mettent en avant les actes de violence, l’absence de relation des professionnels avec les parents, le manque de motivation de ces jeunes et la ségrégation ethnique ou sexuelle dont ils sont l’objet.

 

La fragilité des parents immigrés, renforcée par leur dévalorisation sociale, fait obstacle à l’établissement d’un dialogue constructif entre générations et constitue l’une des causes de la révolte et du désarroi de ces jeunes et de la    crispation identitaire de certains d’entre eux.

Dans l’intitulé de cet article, je reprends l’interrogation à laquelle je suis constamment confrontée dans de nombreuses formations réalisées par l’ADRI (Agence pour le développement     des relations interculturelles) pour des acteurs locaux et     professionnels du social sur les sujets concernant    l’intégration des populations d’origine étrangère en France.

Au cours de ces actions,     auxquelles je contribue en tant que responsable de programmation et de formation, le questionnement sur la     façon qu’ont les parents d’origine étrangère à assumer leur responsabilité parentale prend une place importante dans les préoccupations des travailleurs sociaux, des agents de l’Éducation nationale, du logement  social, de la police, du dispositif de la politique de la  Ville, des acteurs politiques, etc.

Ce questionnement porte sur un double constat :

– d’une part,     l’absence de ces parents dans les espaces de rencontre existants avec les agents institutionnels autour des  problèmes concernant leurs enfants ;

– d’autre part, la  présence visible des enfants et des jeunes d’origine étrangère dans des situations d’" errance ",     d’incivilités et de violences, qui semblent se développer de façon précoce parmi les jeunes dans les environnements fragilisés.

Ces constats sont-ils     révélateurs, ou non, de la faillite et/ou de la fragilisation de l’autorité parentale?  Si la majorité des acteurs qui font ces constats est d’accord pour souligner la " fragilisation " de ces parents,     seule une minorité les désigne comme responsables de cette     situation. En effet, concernant l’analyse des causes de     cette " fragilisation ", les points de vue sont     multiples. Certains mettent l’accent sur l’impact     des différences des codes culturels et éducatifs de ces     familles et ceux de la société d’accueil, alors que     d’autres insistent sur les méfaits de l’exclusion     sociale et économique fragilisant les parents. Enfin,     d’autres soulignent que ces parents vivent des    situations analogues à celle de parents français des     quartiers populaires, qui n’ont jamais été et ne sont     toujours pas à l’image des parents actifs et "     responsables " qu’exalte la société actuelle.

Au cours de ces débats     apparaissent les dimensions multiples de la problématique de     l’autorité parentale, qui nous renvoient    indispensablement aux interrogations sur le processus de    socialisation des enfants et des jeunes dans notre société     et sur la place des parents dans ce processus. Nous nous     retrouvons par conséquent face aux questions que posent le     lien dialectique entre la cellule familiale et la société     qui l’environne. Lien dont l’omission nous amène     à nier la complexité des faits en les réduisant à leur     caractère " social " ou " culturel ".     Or, dans la vie sociale, les dimensions historique,     économique, sociologique, culturelle et psychologique     s’imbriquent au travers des interactions des individus     qui évoluent au sein des rapports sociaux, dans une     configuration sociale donnée. Vue sous cet angle, " la     réalité sociale tend à être appréhendée comme     construite (et non comme " naturelle " ou "     donnée " une fois pour toutes) " (1).

L’approche dynamique de     la réalité sociale intègre quelques notions fondamentales,     selon lesquelles :

" 1. Le monde social se     construit à partir des pré-constructions passées ;

2. Les formes sociales     passées sont reproduites, appropriées, déplacées et     transformées, alors que d’autres sont inventées, dans     les pratiques et les interactions (de face à face, mais     aussi téléphoniques, épistolaires, etc.) de la vie      quotidienne des acteurs ;

3. Cet héritage passé et ce     travail quotidien ouvrent sur un champ de possibles dans     l’avenir " (2).

Toutes ces notions, nous les     trouvons à l’œuvre dans les situations qui sont au     cœur de notre réflexion commune avec les acteurs     professionnels et associatifs et qui nous amènent à     embrasser le problème de la " fragilisation de    l’autorité parentale " chez les parents     d’origine étrangère.

 

Professionnels, jeunes et parents

Je voudrais revenir, à cet     égard, sur les fruits d’une recherche-action-formation     que j’ai conduite, en qualité de responsable de     formation à l’ADRI, en collaboration avec la     Fédération des centres sociaux du Maine-et-Loire et les    agents de six centres sociaux, sur les difficultés les plus    importantes auxquelles sont confrontés ces agents dans leurs    interventions auprès des publics jeunes d’origine     étrangère. Cette action a été commanditée et soutenue     par la Fédération des centres sociaux de Maine-et-Loire, le     FAS, le CDC, la déléguée à la Ville du SGAR,     Habitat-Formation.

Les six agents des six centres     sociaux suivants ont participé à la conduite de cette     action : Maison pour tous, Montplaisir (Angers) ; Centre     d’animation Jean-Vilar (Angers) ; Centre social     Ronceray-Glonnières (Le Mans) ; Centre social des Forges (La     Roche-sur-Yon) ; Centre social P.-Legendre (Couéron) ;      Centre social Sillon de Bretagne (Saint-Herblin).     L’association APTIRA a participé également dans la     recherche-formation-action. Le délégué de la Fédération     des centres sociaux du Maine-et-Loire a assuré la     coordination de l’ensemble de l’action. Driss     Alaoui, maître de conférences à l’université de La     Réunion, a collaboré avec moi dans la conduite de     l’action.

Au préalable, quelques     explications concernant l’objectif et la méthodologie     de ce travail sont nécessaires, car le terme de "     recherche-action " fait l’objet de différents     usages en sociologie et en psychologie (3). Nous désignons,     quant à nous, par l’expression "    recherche-action-formation " la combinaison et     l’articulation des trois dimensions.

Aussi les traits d’union     entre ces termes renvoient-ils à la mise en œuvre     d’un projet d’action dans lequel les acteurs qui se    trouvent dans des situations problématiques s’engagent     avec les formateurs dans un processus dynamique     d’échange, de réflexion, d’investigation et     d’acquisition des savoirs, permettant d’optimiser      leur capacité d’agir dans ces situations. Aussi la     dimension de recherche comprend-elle les études et les     investigations que les acteurs réalisent, avec l’appui     méthodologique des formateurs, pour élucider et mieux     comprendre les situations problématiques auxquelles ils sont     confrontés. L’implication des acteurs concernés dans     la recherche attribue un caractère formatif au processus    d’investigation. Ce caractère est renforcé par la     réalisation des séances de formation, orientées par les     besoins ressentis et les questions ayant émergé au cours de     la recherche. Les séances de formation participent à leur     tour à l’enrichissement des échanges sur les pratiques     et doivent aboutir à dégager des pistes de réflexion sur     leur adaptation ou sur leur évolution.

De même, le terme     d’action renvoie d’une part à l’implication     des participants en tant qu’acteurs de projet, dans     toutes les étapes de sa réalisation ; et d’autre part,     il se traduit par le fait que des dimensions de recherche et     de formation se combinent, pour répondre aux besoins de la     réadaptation et/ou de l’innovation des actions dans le     champ problématisé. Parmi les résultats très fructueux de     cette recherche-action-formation, nous retiendrons quelques     éléments, qui nous permettront d’illustrer quelques     points significatifs, s’agissant des questionnements    évoqués antérieurement sur les parents d’origine     étrangère.

En premier lieu, soulignons le     fait que, sur le plan méthodologique, pour écarter les     risques de surévaluation et/ou de sous-évaluation des     données recueillies par rapport aux jeunes d’origine     étrangère, nous avons intégré dans la grille     d’observation d’une part la distinction entre les     jeunes d’origine française et ceux d’origine     étrangère ; et, d’autre part, nous y avons introduit     la division entre les jeunes Français d’origine     étrangère et les " non-nationaux ", afin     d’éviter les représentations faussées et assez     répandues, qui s’obstinent à catégoriser les jeunes     Français d’origine étrangère en tant    qu’immigrés.

L’observation conduite au     cours de l’action a porté sur 1 783 jeunes, qui     fréquentent les centres sociaux concernés par la recherche.     Les catégories utilisées pour analyse ont été construites      à partir d’indicateurs propres aux centres sociaux :

– la catégorie "     jeune " est large, puisqu’elle regroupe les filles     et les garçons de 12 à 30 ans ;

– les " couches     populaires " et les " classes moyennes " sont     définies selon leurs critères de revenus et le montant de     leur cotisation.

Enfin, les modèles familiaux     sont :

– la " famille     conjugale ", c’est-à-dire une famille composée     des deux parents biologiques vivant sous le même toit que     leur(s) enfant(s) ;

– la " famille     séparée ", c’est-à-dire une famille où un seul     des parents biologiques vit sous le même toit que son ou ses     enfants(s) et dont la forme monoparentale est la conséquence     d’un divorce ou d’une séparation des parents    biologiques ;

– la " famille     monoparentale ", que l’on entend ici dans une      acception restrictive, d’une famille qui est dès     l’origine composée d’un seul parent biologique et     d’un ou de plusieurs enfant(s) ;

– enfin, la "     famille recomposée ", dans laquelle coexiste un     beau-parent ou un concubin et des enfants d’un "     premier lit ", c’est-à-dire sans lien biologique     entre l’un des membres de ce couple et au moins une     partie des enfants.

L’analyse des données     recueillies par l’investigation donne lieu aux constats     suivants :

– les jeunes qui     fréquentent le plus les centres sociaux concernés par la     recherche sont issus des couches populaires : les jeunes     issus des familles aux revenus modestes (55,4 %), suivis en     deuxième position par les jeunes dont le chef de famille est     au chômage (36 %) ; on constate ainsi une faible    fréquentation de ces centres sociaux chez les jeunes     appartenant à la classe moyenne (7 %), à la catégorie     " retraité " (1,4 %) et à la classe "     supérieure " (0,2 %) ;

– les jeunes Français     d’origine étrangère (majoritairement d’origine     maghrébine) sont fortement présents dans ces centres. Ils     constituent 54,3 % des publics catégorisés comme issus des     familles populaires aux revenus modestes, contre 45,3 % des     Français d’origine. De même, ils représentent 64 %     des publics appartenant à la catégorie " au chômage     ", alors que les jeunes d’origine française ne     constituent que 35,6 % de cette catégorie.

Quant à leur âge, les jeunes     qui fréquentent le plus ces centres sont en premier lieu des     jeunes de 16-20 ans (41,5 %) et ensuite ceux de 12-16 ans     (39,6 %), alors que les jeunes de 20-25 ans ne constituent      que 13,2 % des usagers de ces centres et les 25-30 ans 5,7 %.

Concernant la situation     familiale des publics de jeunes concernés, les données     recueillies démontrent que la famille conjugale reste le     modèle le plus répandu, avec 66,5 % de jeunes vivant dans     ce type de famille. Vient ensuite le modèle de la famille     séparée, avec 17,8 %. Les familles recomposée et    monoparentale ne dépassent pas 8,6 % pour la première, et     7,1 % pour la deuxième. Le croisement de cette variable avec     l’origine nationale nous montre qu’au sein de la     catégorie " famille conjugale " – qui     représente 66,5 % des cas –, les jeunes Français    d’origine étrangère pèsent 44 %, contre 22 % des     jeunes d’origine française et 0,5 % des jeunes     immigrés. Par conséquent, l’on peut constater     qu’environ 70 % des jeunes d’origine étrangère     vivent dans ce type de famille, alors que seulement 35 % des     jeunes d’origine française sont dans cette situation.     Aussi les autres situations familiales (séparée,     monoparentale et recomposée) se trouvent-elles plus souvent     chez les jeunes Français d’origine que chez les jeunes     Français d’origine étrangère.

Concernant les difficultés     que les agents des centres sociaux ont repérées comme les     plus importantes, dans leurs activités avec les publics     jeunes, le phénomène de violence occupe la première place.     En deuxième lieu, les agents repèrent l’absence de     relation avec les parents en tant que difficulté importante.     En troisième lieu, ils notent les problèmes    d’abstention, de manque de motivation, de ségrégation     ethnique et sexuelle et de conduites addictives. Le     croisement des données fait apparaître que les jeunes     Français d’origine étrangère sont les plus concernés     par ces difficultés, c’est-à-dire que :

– la violence reste le     comportement le plus fréquent chez les jeunes Français     d’origine étrangère (60,8 %, contre 35,6 % chez les     jeunes Français d’origine) ;

– l’absence de     relation des professionnels avec les parents concerne plus     particulièrement les parents d’origine étrangère (en     l’occurrence, d’origine maghrébine) ;

– les difficultés     classées au troisième rang d’importance concernent     également les jeunes Français d’origine étrangère de     manière plus importante : abstention (58,8 %), manque de     motivation (50 %), ségrégation ethnique et sexuelle (56,7     %), conduite addictive (61,5 %).

Au travers de ces données,     nous voyons apparaître un tableau de situation, certes aux     contenus flous, mais assez précis pour avancer quelques     éléments de réflexion. Tout d’abord un constat     s’impose : ce sont les jeunes Français d’origine     étrangère qui fréquentent le plus les centres sociaux     concernées par cette recherche. Ils sont donc normalement     les plus concernés par les difficultés. Cependant, si ce     simple constat doit nous permettre de relativiser nos     appréciations, il ne doit en aucun cas nous amener à faire     l’économie de la réflexion sur la réalité vécue par     les agents, eu égard aux difficultés qu’ils éprouvent     de manière plus accentuée avec les jeunes d’origine     étrangère. Pour les agents qui ont participé à cette     recherche-action-formation, l’objectif de cette     réflexion a été principalement d’élucider des      situations vécues, afin de les analyser pour mieux agir.

Dès le départ, cette     démarche a pris en compte le fait que le regard des agents     reflète forcement leur position et leur façon de voir, en     tant qu’acteurs impliqués dans la relation avec les     jeunes. Les échanges avec les formateurs (qui sont en même     temps des tiers extérieurs) ont permis de saisir cette     dimension et de l’intégrer dans les travaux. De     surcroît, la présence d’un certain nombre de jeunes     d’origine étrangère, dans trois séances de réflexion     et d’échanges, a déclenché une confrontation des     représentations réciproques des agents et des jeunes sur     les problématiques abordées et a enrichi l’analyse.

Pour revenir à la situation     esquissée par les chiffres, après avoir constaté la     présence massive des jeunes d’origine étrangère dans     ces centres sociaux, l’on peut souligner qu’ils     sont majoritairement issus de classes populaires aux revenus     modestes et que leurs familles sont nettement les plus    concernées par le chômage (64 %, contre 35,6 % des jeunes     d’origine française). À ceci s’ajoutent les     difficultés qu’ont ces parents pour s’insérer     socialement dans la condition actuelle du marché du travail,     dues à l’analphabétisme et/ou à l’illettrisme,     à des situations de chômage à un âge avancé et au manque     de moyens financiers et de ressources en termes de formation     et de relations leur permettant de dégager des perspectives     positives. Un deuxième constat s’impose : ces parents     sont, pour la plupart, dans une position sociale     défavorisée. Enfin, ces jeunes ne sont pas concernés par     l’éclatement familial. Les parents sont présents au      foyer familial.

D’où le troisième     constat important, que l’on peut formuler en     s’appuyant également sur les autres données de la     recherche portant sur les difficultés repérées par les     agents : les parents, tout en étant présents, ne semblent     pas l’être suffisamment dans les situations qui     engagent leur responsabilité parentale. En effet, la majeure     partie des difficultés repérées par les agents – tels    que les actes de violence, les attitudes ségrégationnistes,     les conduites addictives, l’abstention et même le     manque de motivation – posent la question de     l’éducation et de l’encadrement des enfants, qui     impliquent par conséquent en premier lieu les parents.

C’est aux parents que     revient essentiellement le rôle de la première     socialisation de l’enfant, lors de son parcours des     apprentissages sociaux élémentaires incluant les règles et     les valeurs collectives. Dans ce cadre, l’exercice de     l’autorité parentale est indispensable à la fonction    de contrôle social, car l’autorité vise " à     contrôler les actions des membres de la société pour tout     ce qui touche à la réalisation des fins collectives "     (4).

 

L’autorité parentale : fins et modalités

L’on voit clairement que     toute interrogation sur l’exercice de l’autorité     parentale engage d’emblée la question des fins     qu’on voudrait atteindre par son biais. Et ces fins     déterminent, en quelque sorte, le type et la modalité de    l’exercice de l’autorité. Des pistes de réflexion     intéressantes ont été ouvertes, à cet égard, dans nos     séances de formation, suivies par la phase de recherche. Les     exemples significatifs ont été fournis par l’abord des     phénomènes de violence. Les agents ont bien décrit les     multiples formes et les multiples dimensions de ce    phénomène : la violence n’est pas seulement présente     dans les actes de casse et de vandalisme des jeunes et dans     leur agressivité verbale envers les agents du centre. Elle     est là aussi dans les attitudes des aînés envers les     cadets, des garçons envers les filles (et les agents     féminins). Elle est omniprésente dans les attitudes     xénophobes et racistes dont les jeunes d’origine     étrangère sont victimes ; et elle est là également dans     leurs attitudes ségrégationnistes, " ethniques "     et religieuses. Enfin, elle est là, orientée vers soi, dans     les suicides des jeunes, dans leur autodestruction dans la     drogue, dans les déprimes des jeunes filles sous la pression     familiale et communautaire.

L’exemple des jeunes     filles d’origine étrangère est intéressant pour     réfléchir sur la notion d’" autorité parentale     " dans son rapport aux fins collectives. L’analyse     des données recueillies dans notre investigation démontre     que les actes de violence repérés par les agents concernent     majoritairement les garçons (78,3 % ; les filles : 21,7 %).     Par ailleurs, les agents sont d’accord pour souligner     que les jeunes filles d’origine étrangère sont, dans     une large mesure, les moins concernées par d’autre     faits nuisibles, tels que les conduites addictives, même si,      à l’intérieur de la catégorie de sexe féminin, elles     ont plus recours à la violence que leurs camarades     d’origine française (13 %, contre 8,7 %). Peut-on     conclure que, dans les cas des jeunes filles, les parents     assument bien leur responsabilité et exercent conformément     à leur rôle social leur autorité parentale ?

La complexité de ce débat se     déploie encore plus, quand on constate que, dans les cas des     jeunes filles, certaines fois, le fait même de     l’exercice de l’autorité, telle qu’elle est     appréhendée par la famille ou par le père, qui    s’appuie sur les valeurs patriarcales et     traditionnelles, est à la source des violences dont elles     peuvent être victimes dans leur désir d’autonomie.     D’un autre côté, on constate que les jeunes filles     d’origine étrangère n’ont pas les mêmes     trajectoires, ni les mêmes stratégies eu égard à leur vie     sociale. Cette pluralité d’images concerne également     les jeunes garçons, qui sont le plus souvent représentés     par des traits négatifs, tels que l’agressivité, la     violence et la délinquance. Par conséquent, l’on     assiste souvent à un double processus d’idéalisation     de l’image des jeunes filles et de diabolisation de     l’image des jeunes garçons, qui nuit à      l’intégration des uns et des autres. Quant aux parents    d’origine étrangère, ils ne sont pas non plus des     êtres interchangeables et/ou figés dans leur univers.     L’impact de leurs interactions avec les autres sur leur     modèle éducatif est indéniable, mais dépend en grande     partie de la modalité et de la qualité de ces interactions.     Force est de constater qu’aujourd’hui, dans     l’action sociale dont la finalité est la lutte pour    l’intégration fondée sur la citoyenneté, l’enjeu     de la responsabilisation des parents ne peut être la     consolidation de l’autorité fondée sur la soumission     à l’ordre : il s’agit, plutôt, de favoriser     l’exercice d’une autorité fondée sur le dialogue     et la négociation, permettant à l’enfant     d’intérioriser les règles et les valeurs collectives     et d’accomplir sa socialisation en tant que citoyen.

 

Valeurs collectives et socialisation

Les interrogations sur les     fins de l’exercice de l’autorité parentale posent     inévitablement la question des " valeurs collectives     ". Elle nous a été posée également au cours de notre     action, au moment où nous nous sommes penchés sur le     caractère instrumental du rapport des jeunes aux centres    sociaux. Cette dimension est clairement apparue durant nos     échanges, les jeunes ayant mis l’accent par leur propos     sur le fait que leur rapport aux agents n’a de sens que     dans sa finalité, à savoir la " consommation de     loisirs " dont ils sont souvent privés, comparés aux      autres groupes sociaux. Alors que, pour les agents des     centres, les activités proposées sont des espaces de     communication et de participation via lesquelles les jeunes     accomplissent leur socialisation pour devenir autonomes et     rentrer dans la vie d’adulte. Bien évidemment, cette     seconde vision est complètement occultée par la première,     d’où l’autre constat des agents, quant au manque     de motivation des jeunes à s’engager et à     s’impliquer dans les projets.

Ce fait mérite réflexion et     dépasse largement le simple rapport des jeunes aux centres     sociaux, pour alimenter les interrogations d’ordre     philosophique, sociologique et psychosociologique, portant     sur l’impact de la " culture de consommation "     et la " crise des valeurs " dans notre société    moderne. Cornélius Castoriadis s’interroge sur cette     crise : " Toute société constitue une représentation     de soi à laquelle est indissociablement lié un " se     vouloir " comme société et comme cette société-là,     et un " s’aimer " comme société et comme     cette société-là, c’est-à-dire un investissement à     la fois de la collectivité concrète et des lois moyennant     lesquelles cette collectivité est ce qu’elle est "     ; mais : " La collectivité n’est indéniablement     impérissable que si le sens, les significations qu’elle     institue, sont investies comme impérissables par les membres      de la société. " Castoriadis pose à cet égard une     interrogation importante : " Où est le sens du vécu     comme impérissable pour les hommes et les femmes     contemporains ? " Le philosophe insiste ainsi sur la     " crise des valeurs ", qui s’explique par la     domination de la signification imaginaire de l’"     expansion illimitée du progrès " : " Ce qui se     traduit pour un petit nombre d’individus par une      certaine puissance, réelle ou illusoire, et un accroissement    continu de la consommation, y compris des prétendus loisirs,     devenus fin en soi. Que devient alors le modèle     identificatoire général que l’institution présente à     la société, propose et impose aux individus sociaux ?     C’est celui de l’individu qui gagne le plus    possible et jouit le plus possible " (5).

Aussi, sous la domination de     ce modèle, assistons-nous à la propagation de     l’individualisme, dans ses connotations d’égoïsme     et de repli sur soi, et à l’affaiblissement des valeurs     collectives. La société des adultes se trouve ainsi en    difficulté, pour ce qui est de transmettre aux jeunes des     valeurs positives leur ouvrant des voies d’intégration     à la société en tant que citoyens actifs. La notion même     d’intégration se réduit à " avoir une situation     socio-économique satisfaisante ", faisant abstraction     de la dimension de participation critique dans le processus     de construction des alternatives collectives à    l’exclusion. L’insatisfaction du présent et     l’incertitude de l’avenir, chez les jeunes, peuvent     susciter la rage et la violence envers la société,     favoriser les stratégies d’évasion dans le plaisir du     moment, ou les stratégies de repli identitaire fondées sur     les idéologies extrémistes et intégristes. Elles peuvent,    enfin, inciter à la délinquance pour s’attribuer le     " pouvoir " et l’argent pour " avoir des     choses " et s’approcher de l’" image    idéale de soi " en tant qu’être " beau,     riche et fort ".

Cette image idéale, renvoyée     par la société, contribue par ailleurs à la     dévalorisation des parents fragilisés économiquement et     socialement. Ce phénomène concerne tous les parents, toutes     origines confondues. Ici, nous touchons au rapport     dialectique qu’entretient le " rôle parental     " avec l’" identité sociale " de     l’acteur dans ses dimensions réelles et virtuelles     (Goffmann) (6), toujours lié aux regards et aux    représentations que les autres lui renvoient et aux attentes     qu’ils ont envers lui. En somme, un parent ne peut jouer     son rôle pédagogique dans l’éducation de son enfant     en tant que citoyen s’il n’est lui-même un acteur     civique et considéré comme tel. La fragilité des parents,     accentuée par leur dévalorisation sociale et culturelle,     pose également des problèmes sociaux eu égard au processus     de la construction de l’identité chez les adolescents.    Le regard psychologique et psychanalytique met en évidence     le rôle vital de l’agressivité et de la "     violence " envers les adultes dans ce processus. Or, si     la fragilité des adultes ne permet pas au conflit     constructif d’avoir lieu, que se passera-t-il ?

Serge Lesourd développe une     réflexion sur ce questionnement psychologique : " Cela     n’est pas sans poser problème aux jeunes : quand les     adultes sont fragiles, on ne peut pas les attaquer pour les     détruire. Les causes de cette fragilité des adultes sont     multiples : sociales (précarité et dévalorisation,     chômage, etc.), individuelles (dépression, alcoolisme,     sentiment d’incompétence, etc.). Le choc nécessaire,     le conflit avec l’adulte, ne peut avoir lieu et ce     conflit relationnel, individuel, glisse et s’exprime     dans la réalité sociale. Les jeunes se heurtent alors à     ceux qui sont forts ou qui en portent les emblèmes, du    possesseur d’auto-radio ou de voiture de luxe au     supermarché, en passant par les forces de l’ordre     (vigiles ou policiers). Ce choc vire alors à la violence     " (7).

Dans le cas des parents     d’origine étrangère, qui vivent une fragilisation     socio-économique, l’on peut ajouter, aux causes de     fragilité mentionnées par S. Lesourd, leur stigmatisation     en tant qu’" immigrés indésirables ",     porteurs de cultures " arriérées " et "     inciviles ". En effet, même pour les personnes     qu’on ne peut qualifier de " racistes ", ni de     " xénophobes ", ces parents semblent plutôt se     caractériser par leur manque en matière d’éducation     que par leurs savoirs et leurs savoir-faire. L’absence     de communication entre eux et leur entourage (adultes     d’origine française, professionnels), consolide cette    image. Dans les formations à la médiation sociale et     culturelle, nous rencontrons des parents d’origine     étrangère, qui notent fréquemment l’impact de cette     représentation dominante dans la communication entre les     parents et les institutions et plus particulièrement     l’institution scolaire. Il est intéressant de noter que     la même remarque est souvent faite par les parents    français.

Aussi les attitudes de cet     entourage oscillent-elles entre les pôles extrêmes     d’un rejet raciste et d’une " intolérance     culturaliste ", qui amènent, dans le meilleur des cas,     à ne pas construire un dialogue constructif avec ces     parents, car l’on ne peut toucher à leur " culture     ". La " culture " se transforme alors en un     code figé faisant écran au changement. Dans cette     perspective, la notion d’intégration, en tant que     processus dynamique de participation des individus citoyens     aux échanges culturels créatifs, fait place à une      rencontre stérile de représentations clichés de part et     d’autre et ne fait que les consolider.

Nous avons encore fait le     constat de ce phénomène durant notre échange avec les     jeunes d’origine maghrébine, au cours des séances de     formation-action. En faisant part de leur vécu quotidien de     discrimination et de rejet, ils ont développé une réaction     de rejet de la loi laïque et démocratique, qui ne    cristallisait à leurs yeux que la domination française,     domination à laquelle leurs pères ont été soumis pour     être exploités indignement et à laquelle ils ne voulaient     pas se soumettre. Ainsi, la revendication de l’égalité     revêt chez les jeunes, témoins de la dévalorisation de     leurs pères, une sorte de valorisation exacerbée de la     " loi du père ". Ce qui peut conduire à une     quête " du père fort " au sein de foyers     idéologiques, intégristes et totalitaires. Par ailleurs, eu     égard à l’éducation des filles et des garçons, il     serait intéressant de se pencher sur l’impact de la    dévalorisation de l’image du père en rapport avec le     modèle éducatif sexué, car, comme nous l’avons     souligné, il existe de nettes différences de comportement     social entre les filles et les garçons élevés au sein de     la même famille.

Au terme de ces réflexions,     qui tendent à saisir la complexité des situations     impliquant la responsabilité des parents, y compris     d’origine étrangère, nous voyons s’ouvrir un     champ d’action possible pour construire un " à     venir " promettant la construction d’une     parentalité active et citoyenne. Ce champ de possibilités     se forme à travers les interactions quotidiennes entre les     citoyens. L’émergence d’un projet d’action      collective, à l’issue de la recherche-action-formation,     n’en est qu’un exemple. Ce projet en cours vise à     mobiliser les habitants et les acteurs institutionnels pour     l’amélioration de la vie sociale dans le quartier     Jean-Vilar d’Angers. Lancé par le centre socioculturel     Jean-Vilar, il est porté par un grand nombre d’agents     professionnels, associatifs et habitants du quartier. Les    premières réunions laissent apparaître un intérêt     particulier, parmi les habitants et les parents     d’origine étrangère, pour la question de la     parentalité dans la société d’aujourd’hui, où     le rapport intergénérationnel occupe une place importante.     Reste à développer des échanges constructifs, permettant     à ces parents de se réaliser en tant que citoyens et aux     professionnels de se retrouver dans des pratiques nouvelles     auxquelles ils aspirent.

 

 

 

NOTES

(1) Voir Corcuff (P.), Les     Nouvelles Sociologies, Paris, Nathan, 1995.

(2) Corcuff (P.), Les     Nouvelles Sociologies, op. cit., p. 19.

(3) Voir Dubost (J.), "     Une analyse comparative des pratiques dites de     recherche-action ", in Connexion, n° 43, Épi, 1984.

(4) Voir Ferréol (G.), Cauche     (P.), Duprez, (J.-M.), Gardy (N.), Simon (M.), Dictionnaire     de sociologie, Armand Colin, 1995.

(5) Castoriadis (C.), "     La crise du processus identificatoire ", in La Montée     de l’insignifiance, Paris, Seuil, 1996.

(6) Voir Goffmann (E.),     Stigmate, Les usages sociaux des handicaps, Paris, 1975.

(7) Lesourd (S.), "     Agressivité et extérieurs, force constructive de     l’adolescent ", in Vulbeau (A.) et Barneyre (J.-Y.)     (dir.), La Jeunesse et la rue, Paris, Épi, Desclée de     Brouwer, 1994.

Ville École Intégration n° 112 - mars 1998
© MENRT, CNDP 1998

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